Essai de
ré-interprétation
de la genèse du
fordisme

Gilles L. Bourque

 

1. Introduction

Avec l'idée de dépasser la dichotomie et les confrontations stériles opposant individualisme et holisme ontologique, nous voulons tenter, par ce texte, de démontrer les complémentarités des démarches systémique et compréhensive. Toutefois, plutôt que de le faire à travers une argumentation épistémologique, nous aurons recours aux données empiriques d'une période de l'histoire pour laquelle il existe une foisonnante quantité d'études, c'est-à-dire les États-Unis de l'entre-deux grandes dépressions, période pendant laquelle émergea le fordisme. Déjà de nombreux auteurs, dont ceux qui deviendront les fondateurs de l'école française de la régulation, ont tiré de l'analyse de ce moment de l'histoire les principaux facteurs responsables de la longue période de croissance d'après-guerre. Ce n'est toutefois que récemment, avec la crise du fordisme et les pénibles tentatives de sortie de crise, que l'on a ajouté à l'explication structurelle ou macro-économique un intérêt pour la genèse des nouvelles règles (Boyer et Orléan, 1991).

C'est dans cette démarche que s'inscrit le présent texte. Pour être plus précis, il est une tentative de combiner les trois dimensions constitutives de la société identifiées par Touraine (1993) aux innovations conceptuelles récentes des conventionnalistes, et plus particulièrement aux travaux de Boltanski et Thévenot, avec ce qu'ils ont appelé l'économie des grandeurs, ainsi que de ceux de Salais portant sur les mondes de production. L'intérêt du cadre théorique proposé par Touraine pour l'analyse synchronique n'est plus à démontrer. C'est au niveau de l'analyse du changement que nous désirons ajouter une perspective complémentaire. En fait, nous nous appuyons sur le constat qu'il tire lui-même de cette dynamique: l'analyse du changement social n'est possible que si l'on se place selon une perspective différente, délaissant le point de vue systémique de l'observateur placé au sommet de la hiérarchie, pour se situer au niveau de l'organisation, pour chercher à comprendre comment les personnes de l'ancien monde parviennent à produire des mondes nouveaux (Touraine, 1993: 450-451).

En substituant une partie du cadre théorique des conventions aux dimensions tourainiennes, on obtient un cadre d'analyse original s'intéressant aux situations d'actions collectives autour de la production et de l'échange des produits. Conservant les mêmes frontières que celles définies par Touraine, le domaine de la dimension organisationnelle s'identifie aux pratiques et conventions qui relèvent des modes de coordination. De cette façon, la diversité des conventions décrites par Salais et Storper (1993) couvre adéquatement les divers aspects de cette dimension à travers l'action individuelle et collective des personnes. En ce qui touche la dimension institutionnelle, le mariage paraît de prime abord moins évident (2). Elle mérite donc à la fois une nouvelle définition et une lecture libre des travaux de Boltanski et Thévenot. Décrit comme un processus de mise en forme de relations sociales qui relève d'un but explicite de stabilisation et d'appui à l'action, le niveau institutionnel s'explique toujours en termes de médiation entre organisation et historicité, mais sans être totalement déterminé par cette dernière. Enfin, au niveau de l'historicité, nous préférons les concepts intermédiaires de monde et cité, que nous fusionnons dans celui de monde socio-culturel, aux grands types sociétaux identifiés par Touraine. À la centralité de l'historicité et à l'unicité de l'enjeu, nous appuyons plutôt l'idée de la pluralité des mondes présents, d'où s'affirme l'efficacité des institutions. Finalement, aux capacités de se représenter, d'interpréter et d'agir que Touraine attribue à la société, nous les concevons comme compétences exclusives des personnes, et en particulier lorsqu'elles sont le fait d'acteurs-clés ou d'acteurs-macros qui mobilisent ou influencent des groupes sociaux.

Nous nous appuyons sur l'hypothèse de hiérarchie non-déterministe ou sur celle de codétermination entre chacune des dimensions, ce qui laisse supposer que le passage d'un mode de régulation à un autre nécessite une longue période d'apprentissage au cours duquel, par des arrangements institutionnels, se construit la cohérence des dispositifs sur lesquels s'appuient les acteurs pour déterminer leur grandeur, pour stabiliser les situations, pour solidifier les compromis, bref, pour constituer une nouvelle forme de régulation comme ébauche d'un nouvel ordonnancement.

2. La crise du mode de régulation concurrentielle

Par un pur effet du hasard, c'est en 1873, soit exactement 100 ans avant la date la plus souvent citée pour marquer la crise du fordisme, qu'aurait retenti le premier signal de la crise du mode de régulation concurrentielle. Pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle l'économie européenne a joui d'un dynamisme important, traversée par des cycles récurrents régulés par les prix, de sorte qu'aux brèves périodes de récessions et de chômage conjoncturel succédaient invariablement de longues périodes de plein emploi. Le capitalisme se développe à travers les secteurs moteurs que sont les industries du textile et de l'acier, mais à l'exception notable des compagnies de chemin de fer, il s'agit de petites et moyennes fabriques dont le propriétaire exerce les principales fonctions, dont celle primordiale de marchandage (Chandler, 1978: 84). La multitude de producteurs rend ainsi possible une véritable régulation par les prix, menée par la fameuse "main invisible" de l'offre et de la demande. Les mondes de production artisanaux et marchands dominent dans une foisonnante diversité de formes, favorisant graduellement la spécialisation institutionnelle des grandes fonctions des économies modernes.

La récession qui, en 1873, rompt la régularité des crises cycliques traditionnelles, et que les Britanniques appelleront la "Grande Dépression", s'ouvre avec un krach financier aux bourses de Vienne et New York, et provoque une stagnation et de brusques mouvements d'instabilité qui perdureront jusque dans les années 1890, en fait jusqu'à la grave récession de 1893-1896 (Cameron, 1991: 283). À son propos, Winston Churchill écrira en 1906 que "...ce fut la fin d'une époque [...] et avec elle le règne presque égal du libéralisme" (Denis, 1988: 504). Ses causes sont nombreuses, mais parmi les plus importantes on retrouve celles qui nous incitent à parler de facteurs endogènes de la crise d'un mode de régulation: chaque "purge" cyclique des crises conventionnelles éliminait du marché les fabriques les moins performantes, augmentant ainsi par élimination la taille et la spécialisation des firmes restantes. L'amélioration progressive des rendements d'échelle des industries motrices, caractérisées par une production en mode continu de produits simples, sans grande transformation, et avec des marchés établis de longue date, menait graduellement à des seuils minimaux de production et à des investissements de plus en plus lourds, donc à une spécialisation accrue (Piore-Sabel, 1989: 80). On vit donc émerger une tendance à la surproduction structurelle et à une spécialisation lourde des ressources, ce qui minait les pratiques de substitution de produits et la flexibilité des firmes à réagir aux purges cycliques. D'autre part, l'organisation croissante des travailleurs engageait une certaine rigidité des salaires alors que la taille des firmes interdisait encore une possible administration des prix des produits. Bref, la régulation concurrentielle s'acheminait vers une impasse.

Cette première grande dépression frappe indistinctement tous les pays industrialisés. Toutefois, à l'exception notable de la Grande-Bretagne qui poursuit isolément sa politique libre-échangiste, la plupart des autres pays s'engagent, plus ou moins rapidement selon la vigueur de la crise et l'attachement au commerce international, dans des pratiques protectionnistes à travers d'incessantes guerres de tarifs qui se poursuivront jusqu'au début de la première grande guerre (Bairoch, 1989: 70). Engagée dans une fuite en avant, la Grande-Bretagne établira son libre-échange sur une politique d'expansion coloniale, permettant simultanément de répondre aux souhaits des financiers de la City d'investir sous bonne protection, de fournir des débouchés à l'industrie nationale et de soulager les problèmes du chômage grâce à la colonisation, à l'envoi de troupes militaires aux confins de l'empire et à la fierté d'appartenir à une race dominante (Denis, 1988: 505). En rendant leurs frontières plus étanches aux produits étrangers, les autres pays européens et les États-Unis choisissent plutôt de protéger leur marché national du libre-échange britannique, soutenant ainsi la naissance d'industries nationales. En Allemagne c'est par un interventionnisme direct que l'État soutient l'industrie en encourageant les cartels, en établissant un réseau d'instituts de recherche scientifique et technique, et en promulguant une importante législation sociale, sous la pression, évidemment du plus puissant mouvement ouvrier d'Europe (Beaud, 1981: 176-181). Peu intéressé par l'aventure coloniale, c'est sous la pression d'un empire britannique qui étend son emprise sur toutes les routes commerciales ainsi que sur les débouchés immédiats ou potentiels des autres continents que l'Allemagne s'engage elle-même dans les conquêtes (Denis, 1988: 506-508). Aux États-Unis l'interventionnisme du gouvernement est plus indirect mais donne des résultats similaires: interdisant la constitution de cartels, ces règles négatives incitent à la fusion verticale d'entreprises, conduisant à la formation des Big Business (Best, 1990: 81). On assiste à une profonde restructuration de l'économie étatsunienne: par exemple, de 1860 à 1900, la taille moyenne des établissements de l'industrie de l'acier est multipliée par cinq; le cash flow généré par ces entreprises s'ouvre à une dynamique toujours plus forte d'acquisition; le travail humain est de plus en plus remplacé par des machines; on voit apparaître toute une série de nouvelles industries (Jacoby, 1985: 40).

Cette dépression initie donc une longue période de restructuration, ou d'ajustement structurel, de la plupart des économies nationales. C'est d'ailleurs lors de la récession de 1893 que la perception du chômage prend une tournure différente, constatant dans les faits l'existence d'un chômage structurel qui dépassait les volontés individuelles (Ibid.: 106-107). Mais elle engage aussi tous ces pays dans une dynamique perverse conduisant à l'instabilité et aux frictions internationales pour le contrôle des voies maritimes et des débouchés extérieurs, qui culmineront dans le premier grand conflit mondial. Bien que ce conflit règle momentanément certains problèmes économiques par le biais d'une pleine utilisation des ressources permettant une large diffusion des nouvelles techniques et des nouveaux modes d'organisation industrielle, il ne solutionne aucun problème fondamental, empirant au contraire l'instabilité des marchés internationaux suite au pouvoir accrue du capital financier, ouvrant également la voie à une contre-offensive généralisée des forces conservatrices contre le mouvement ouvrier, emblématisée par la lutte hystérique contre le "bolchévisme". La restructuration économique se poursuit de plus belle aux États-Unis où l'on commence, suite à une mécanisation qui fera grimper la croissance de la productivité du travail à des taux annuels moyens de 3,8% pendant les années 1920, à parler de "chômage technologique" (Ibid.: 169); la concurrence entre les nations s'envenime avec une Allemagne poussée à exporter davantage afin de payer ses réparations de guerre (Cameron, 1991: 210); la vulnérabilité du système monétaire international se trouve renforcée avec une Grande-Bretagne qui ne peut plus et les États-Unis qui ne veulent pas le stabiliser. Les conditions sont donc réunies pour que tous se précipitent allègrement vers le krach de 1929 et ses conséquences qui mèneront au deuxième grand conflit mondial.

À moins de considérer cette dynamique comme la caractéristique d'un mode de régulation, ce qui nous paraît un non-sens, il semble plus juste de parler de cette période qui s'ouvre avec la grande dépression de 1873-1896 et s'achève avec celle des années 1930 et la deuxième guerre mondiale, comme une longue période d'apprentissage et d'expérimentations à la recherche d'un nouveau mode de régulation. La première grande crise fut celle d'un mode de régulation qui avait épuisé son dynamisme; la deuxième s'exprime davantage par des économies épuisées par de vaines et néfastes solutions, par des assemblages hétéroclites ne parvenant pas à engager les économies nationales dans des trajectoires viables. C'est seulement dans l'après-guerre que s'agenceront des compromis assez solides pour creuser un sillon suffisamment profond dans lequel pourra s'engager la trajectoire du mode de régulation monopoliste. À la main invisible du marché succède graduellement la main visible des gestionnaires et de l'administration publique (Chandler, 1978: 131). En ce sens, la crise du mode de régulation monopoliste que nous vivons depuis le milieu des années 1970 ressemble davantage à la première grande dépression avec sa dynamique foisonnante d'expérimentations de nouvelles pratiques. C'est pourquoi l'apparente substitution de la main visible des gestionnaires par la main virtuelle manipulée électroniquement par les grands acteurs des marchés financiers internationaux nous paraît plus factuelle que substantielle, construite qu'elle est sur un assemblage particulièrement hétéroclite et fragile, toujours sur le bord du précipice. Et pourtant, ils cette main nous encourage encore à faire un grand pas en avant...

3. Une nouvelle organisation industrielle

La large perspective systémique de la section précédente a permis de situer le contexte global et les tendances fortes qui ont marqué cette période. Mais la tâche de retracer la genèse du fordisme dans l'histoire des États-Unis des XIXe et XXe siècles doit utiliser une autre perspective. L'explication du changement prend alors un autre sens que d'expliquer la régularité ou la crise de ces régularités; l'émergence d'innovations est par nature imprévisible et relève autant de contingences que d'événements du passé, toujours cristallisés dans les objets du présent. L'analyse du changement doit écarter d'emblée la prétention explicative fondée sur un impératif quelconque imposant une solution déjà connue ex post, car le but n'est pas d'expliquer l'inexorabilité d'un résultat donné, mais d'en comprendre le "complexe de relations" (Weber, 1964: 43) qu'il s'agit de composer de façon graduelle à travers un ensemble d'événements significatifs.

Pour appréhender cette genèse, nous partirons de la situation créée par la grande dépression des années 1873-1896 en tant que moment significatif où les arrangements institutionnels existants, objectivés principalement dans des compromis relevant des principes du monde socio-culturel marchand, s'ouvrent aux dénonciations et aux critiques de personnes s'appuyant sur les principes d'autres mondes présents. Dans cette perspective il est alors possible d'identifier les différents facteurs, propres à la société étatsunienne de l'époque, qui feront en sorte de favoriser l'émergence de nouveaux arrangements. Nous l'avons vu, cette dépression marque la crise des mécanismes de régulation concurrentielle par les prix à travers une déflation impuissante à "purger" le système de ses producteurs les moins efficaces ou du surplus de capacités qui permettrait une remontée des prix et la reprise d'un nouveau cycle. Les dénonciations et les critiques qui s'élèveront face à cette instabilité persistante du monde marchand proviendront tout d'abord de ces firmes à processus continu qui s'étaient les premières mécanisées. Au contraire des principes supérieurs du monde marchand fondés sur la rivalité des désirs face à des biens rares, dont les prix expriment l'importance, sur une temporalité du moment présent et de l'instantanéité, enfin sur l'opportunité de tirer profit de toutes occasions, en particulier lors de périodes d'instabilité (Boltanski-Thévenot, 1991: 245), les êtres du monde industriel qui émergent sont davantage attachés à la stabilité, aux prévisions sur l'avenir objectivées dans le potentiel des investissements en équipements et en standardisation, à une temporalité cumulative et à l'utilité générale de produits de grandes séries (Thévenot, 1989: 140).

Avec cette dénonciation des principes du monde marchand va apparaître un nouvel acteur, l'industriel ou le gestionnaire, qui se distingue fortement de l'ancien entrepreneur-marchand par son expertise et son attachement aux grandeurs industrielles, tirant son nouveau pouvoir de sa capacité à maîtriser les objets techniques et à s'appuyer sur de nouvelles ressources pour neutraliser et contrôler l'instabilité des marchés. Apparaissant d'abord dans les industries à processus continu, puis, à travers un processus d'imitation, dans les entreprises de transformation de l'acier où le potentiel de gains de productivité par la mécanisation était le plus fort, on voit les industriels investir dans de nouveaux types de relations: dans les années 1870 se forment des regroupements de producteurs pour établir des ententes sur des quotas de production afin de maîtriser les prix. Ces expériences de cartels débouchent rapidement sur des formes d'intégration plus poussées, dues aux particularités des États-Unis: les comportements de défection enracinés dans l'individualisme américain rendent impraticables ces cartels; avec la loi Sherman, le gouvernement interdit ce type de regroupement, favorisant ainsi indirectement la fusion des entreprises; le modèle d'entreprise de ces industries génère d'important cash-flow qui favorise davantage une institutionnalisation plus forte de ces regroupements à travers des fusions horizontales puis verticales, visant de cette façon à établir de nouvelles formes d'allocation des ressources -- à de nouvelles formes de gouvernance interne -- opposées à celles du marché, puis à chercher à les stabiliser plus solidement (Chandler, 1978: 109-110; Piore-Sabel, 1989: 80). Naît ainsi la Big Business, c'est à dire l'organisation hiérarchique de l'entreprise moderne conduisant à la main visible des gestionnaires et au contrôle monopolistique des marchés.

Toutefois la stabilisation des marchés ne représente qu'un des facteurs expliquant la trajectoire dans laquelle s'engage l'économie des États-Unis, bien décrite par le concept de production en série. Parmi ces nombreux facteurs, trois sont particulièrement importants: la standardisation, l'organisation du travail et la taille du marché. En ce qui concerne ce dernier, on avance que, contrairement aux forts particularismes régionaux des pays européens, la construction du réseau de voies ferrées aux États-Unis dans les années 1840-1860 aurait ouvert à un vaste marché propice aux produits standardisés à bas prix (Piore, 1980: 56). On peut penser que cela dérive, d'une part, de l'absence d'une noblesse qui habituellement encourage la production de produits de luxe, les premiers colons ayant bien au contraire été souvent des adeptes de sectes puritaines aux goûts plus rudimentaires et utilitaires, alors que d'autre part une forte proportion des immigrants de cette période provenait de régions défavorisées d'Europe.

À propos de la standardisation, M. Best défend l'idée que l'on en retrace l'origine dans l'expérience de district industriel de la Connecticut River Valley au centre duquel on trouve la fabrique d'armement de Springfield (Best, 1990: 29-40). Autour de la période de la guerre de sécession, cette fabrique aurait été l'instrument d'une politique industrielle de la part de l'armée, cherchant de cette façon à garantir l'approvisionnement massif d'armes de petit calibre ainsi que de pièces de rechange vers les champs de bataille, sans devoir les faire suivre par des ajusteurs de métier. Ce que les Britanniques appelleront plus tard l'American System consistait donc à la production de biens dont les pièces étaient interchangeables, c'est à dire fabriquées selon des standards de précision visant l'élimination de l'ajustage des pièces. À l'origine l'idée ne correspond donc pas à l'intention de baisser les coûts puisque au contraire ces armes s'avérèrent plus onéreuses à fabriquer. Mais pendant plusieurs années ce district industriel fut un centre d'innovations techniques et organisationnelles qui se diffuseront largement aux États-Unis.

Enfin, dernier élément important qui se conjugue aux autres: l'organisation du travail. Avec la tendance à la concentration industrielle qui s'enclenche dans les années 1880 et connaît après la récession de 1893-1896 le mouvement de fusion le plus significatif de l'histoire des États-Unis (Chandler, 1978: 110), l'organisation de la production devient alors le goulot d'étranglement. L'expérience d'organisation sous la forme d'une ligne de production dans les abattoirs de Chicago était déjà largement imitée dans les industries à processus continu. Mais dans les industries aux produits complexes comportant plusieurs composantes cela représentait un défi de taille. On fit alors appel aux ingénieurs mécaniques pour solutionner ces problèmes. De 1880 à 1920 le nombre d'ingénieurs passe de 7,000 à 135,000 (Jacoby, 1995: 40). Il est facile de comprendre que dans une telle situation, c'est à dire en présence d'un vaste marché, de grandes firmes hiérarchisées et une culture industrielle de standardisation déjà développée, l'acteur qui avait la capacité d'interpréter de façon cohérente cette réalité et de pouvoir s'appuyer sur toutes les ressources du monde industriel, devenait un acteur-clé. L'application systématique de la science à la production donna aux ingénieurs ce rôle. Selon Chandler, l'histoire de la gestion scientifique est en pratique celle de l'American Society of Mechanical Engineers (Chandler, 1978: 104). Sur tous les problèmes touchant la production et la gestion, à travers les postes importants qu'ils auront dans l'entreprise ou par le biais des revues spécialisées d'ingénierie, les ingénieurs s'activeront à résoudre les problèmes en élargissant le champ d'application et la présence des objets et des principes du monde industriel. Dans ce contexte, la tentation de Taylor d'appliquer ces principes non seulement aux machines mais au travail humain, devient parfaitement compréhensible. Fidèle aux principes industriels, Taylor critiquera le despotisme archaïque des contremaîtres et s'opposera au paternalisme du welfare work -- dont nous reparlerons plus loin -- ainsi qu'aux méthodes traditionnelles de gestion, auxquelles il substituera l'expertise technique.

Pour résumé les propos de cette partie, on peut dire que l'instabilité créée par la grande dépression remet en cause les objets du monde marchand -- mécanismes du marché, rivalités féroces entre une multitude de firmes -- et fait apparaître de nouveaux acteurs-clés qui interprètent et imposent graduellement les principes du monde industriel. Les grands capitaines d'industrie tels les Carnagie, Ford, Dupont, se voyaient d'ailleurs comme les leaders technocratiques d'un nouvel ordre industriel (Best, 1990: 70). Ford ira jusqu'à dénoncer l'incapacité à investir et l'intérêt de court terme de la logique marchande, estimant quant à lui que le producteur qui fait "...quelque chose mieux que les autres devrait être le seul à le faire" (Eymard-Duvernay, 1989: 128). Avec la mise en forme de la grande entreprise moderne, ils institutionnalisent de nouvelles relations sociales en substituant les mécanismes de coordination monopolistique aux mécanismes marchands. Au niveau organisationnel, un nouveau monde de production se constitue: avec les fusions verticales, liant matières premières et commercialisation à la fonction de production, les conventions de qualité qui émergent se fondent sur la précision, l'interchangeabilité et la standardisation des procédés du côté de l'offre ainsi que par des produits génériques du côté de la demande puisque les services de ventes des grandes entreprises et les techniques nouvelles de commercialisation permettent d'appliquer les techniques de production de masse à la commercialisation; avec le rôle de plus en plus important joué par les ingénieurs, désirant se faire reconnaître un statut social, une nouvelle convention stabilise ces identités dans un groupe social qui se distingue par les compétences et les ressources qu'il peut mettre en oeuvre, leur permettant d'accéder à un état de grandeur dans le monde industriel (Fridenson, 1987: 1039), menant à la formation d'une classe de gestionnaires ne dérivant pas son pouvoir du droit de propriété; enfin, caractéristique des États-Unis, une convention de participation fondée sur l'individualisme, sur l'accomplissement individuel et la mobilité sociale qui, jointe à l'absence d'une élite locale servant de médiateur entre les entreprises et la communauté, favorise un comportement de défection (Salais-Storper, 1993: 309-311). Non seulement les conventions du monde de production industriel dépersonnalisent le produit de ses producteurs, par la standardisation qui détache ces produits des qualités propres aux travailleurs qui les produisent, mais les détachent également de tous liens avec la communauté.

4. Conflits autour du rapport salarial

Au coeur de cette période d'expérimentation on trouve le problème du travail. Polanyi et Marx avaient déjà souligné le caractère fictif ou la particularité de la "marchandise" travail dans le monde marchand. On verra dans cette partie que le monde industriel pose la question de la particularité de la ressource humaine. Au niveau spécifique où il nous intéresse ici, on peut dire que le problème de la relation de travail relève du caractère ambivalent des ressources qu'il engage, ou en d'autres termes que les conventions qui s'y construisent relèvent d'ordres de réalité ou de principes différents: d'une part il y a échange d'un service, c'est à dire une relation d'échange salaire/travail, et d'autre part mise en oeuvre de ce service, impliquant cette fois une relation employeur/employé (Salais, 1989: 202-203). Dans le premier cas c'est de l'ordre de l'échange, dans le second de l'ordre productif.

Notons que dans la réalité des situations historiques, on a toujours recours à des ressources disparates permettant un accommodement des différents mondes, une cohabitation qui est autre chose qu'une simple juxtaposition de mondes complètement séparés. Ainsi, sous le mode de régulation concurrentielle de l'économie étatsunienne du XIXième siècle, le factory system est caractérisé par la combinaison du propriétaire-entrepreneur, dont l'action est guidée par les principes du monde marchand, avec celui du contremaître, acteur-clé s'occupant de la gestion de la production et de la main-d'oeuvre et dont l'action dérivait beaucoup plus des principes du monde domestique. Les liens personnels et la loyauté envers le contremaître comptaient pour beaucoup dans ce type de convention de travail, connue sous le nom de drive system, fondée sur la pression constante pour obtenir un effort maximal des travailleurs, sur l'arbitraire et sur la crainte (Jacoby, 1985: 20). C'est le contremaître qui s'occupe de l'embauche et des licenciements, de la détermination des salaires et des tâches générales d'organisation du travail. Ils étaient reconnus pour agir en despotes. À ce despotisme, les organisations ouvrières opposent un ensemble de règles de travail qu'ils tentent de faire prédominer sous la forme des closed shop ou de conventions collectives protégeant les travailleurs de métier. À l'exception du mouvement des Chevaliers du travail, la grande majorité des travailleurs non qualifiés seront trop mal organisés pour proposer des restrictions sérieuses au despotisme des contremaîtres. Le seul droit qu'il leur restera reconnu sera celui de quitter l'emploi, donc d'un comportement de résistance individuelle fondé sur l'espoir ou l'opportunité de trouver mieux ailleurs.

Au tournant des années 1880, avec la mécanisation plus poussée et l'émergence de la grande entreprise moderne, survient une première grande transformation: avec la nouvelle grandeur acquise par les ingénieurs, l'autorité du contremaître s'affaiblit sur toutes les questions touchant les décisions de production, leurs méthodes étant considérées comme archaïques par les nouveaux experts. Au même titre que les travailleurs de métier, Taylor suggère de transférer le savoir et la maîtrise des contremaîtres au département de la planification. Dans les faits, toutefois, si la taylorisation fit son oeuvre rapidement au niveau des méthodes de production, en expurgeant de ce domaine toutes les prérogatives des contremaîtres, la plupart des entreprises choisirent de conserver le drive system du contremaître au niveau de la gestion du personnel, préférant dans ce cas une politique de l'emploi qui permettait une plus grande flexibilité (Jacoby, 1985: 123). C'est effectivement pendant cette période que prirent forme les premières expériences, avec une certaine ampleur dans les grandes firmes, du Welfare Work, c'est à dire d'un arrangement hétéroclite et fragile entre plusieurs formes de grandeurs différentes: grandeur industrielle au niveau du modèle de production en série; grandeur domestique au niveau de programmes d'avantages sociaux ou de participation aux profits offerts sur une base individuelle aux seuls travailleurs qualifiés dans le but de les fidéliser à l'entreprise et d'empêcher toute action collective(3); combinaison enfin de grandeurs domestiques et marchandes au niveau des relations de travail dans la politique du drive system en vue d'assurer une plus grande flexibilité dans un environnement peu réglementé où les principes marchands restaient encore très présents.

La deuxième grande transformation s'affirme dans la nouvelle situation créée par la 1ière Grande Guerre. Avec la conscription, la cessation de l'immigration européenne et une forte demande en fourniture militaire, l'économie fait face à une pénurie de main-d'oeuvre sans précédent, à un problème de turnover encore plus important qu'à l'accoutumée mais accompagné cette fois d'une érosion de la discipline au travail, et enfin d'un mouvement de syndicalisation et de grève qui préfigure celui des années 1930. En position de faiblesse, les entreprises font appel à des spécialistes en relation de travail dont plusieurs proviennent du mouvement de réforme -- l'American Association for Labor Legislation -- du début de la décennie qui proposaient, pour résoudre le chômage, des solutions passant par une régularisation de l'emploi à travers de nouvelles méthodes de gestion, laissant déjà deviner les mécanismes de ce que nous appellerons plus loin les marchés internes de travail. Rapidement de nombreuses entreprises auront ainsi leur département du personnel composé de spécialistes cherchant à stabiliser les relations de travail et d'emploi, et de concilier les droits des travailleurs et les prérogatives des employeurs. Le gouvernement des États-Unis exerce une influence non-négligeable dans ces changements: quittant son attitude de laissez-faire, il intervient directement auprès des principaux fournisseurs -- dans la construction navale notamment -- pour régulariser leurs relations de travail, faisant lui-même appel aux leaders du mouvement réformiste à la tête de commissions d'enquête ou d'arbitrage. Enfin notons le changement spectaculaire d'orientation d'un mouvement important d'ingénieur -- la Taylor Society -- qui remet en question de nombreux principes du père fondateur, invalidant les propositions de Taylor sur les rémunérations ainsi que ses hypothèses initiales sur l'implication des travailleurs dans leur environnement. S'approchant du mouvement ouvrier, il soutient et préconise la négociation collective et représente un apport significatif à l'émergence de l'idée de combiner une gestion économique de la production à une gestion sociale des relations de travail.

Les expériences qui sont alors menées constituent le jalon le plus important du compromis qui s'établira un quart de siècle plus tard. Du côté gouvernemental, les standards qui sont imposés aux fournisseurs de l'industrie militaire représentent la première étape d'une réforme du code du travail en regard de normes minimales et de procédures de règlement des conflits. Du côté des relations de travail, les conditions sont mises en place pour que se constituent, du moins dans les secteurs-clés de l'industrie militaire, les conventions types des marchés internes de travail: auparavant opposés aux propositions réformistes de la classification des emplois et des échelles de promotion, les syndicats adoptent, semble-t-il sous la pression de la base, une attitude différente, acceptant et même préconisant le principe du programme gouvernemental d'analyse des postes de travail et de la standardisation de la nomenclature dans les industries stratégiques, dans la mesure où cela constitue une voie menant à la standardisation ou à une rationalisation de la structure salariale, réduisant ainsi les iniquités à l'intérieur d'une entreprise. Ils seront également favorables aux systèmes de promotion interne que les bureaux du personnel tenteront d'implanter dans les grandes firmes. Dans les deux cas, les syndicats et les spécialistes des relations de travail forment une sorte d'alliance contre le drive system et le pouvoir des contremaîtres de décider des rémunérations sur une base individuelle(4) et de gérer leur département comme s'il s'agissait d'un domaine féodal. L'exemple de l'usine d'armement de Bridgeport résume bien les enjeux de cette période: devant le manque d'empressement de la direction à se plier à l'ordonnance du gouvernement concernant une augmentation salariale et la mise en oeuvre d'un système de classification des emplois, 10,000 machinistes vont en grève à l'été 1917 en précisant davantage leurs revendications: classification à sept niveaux avec salaire minimum à chacun d'eux et participation syndicale aux programmes d'analyse des postes de travail. De son côté la direction est opposée à toutes mesures de classification, restant attachée à l'évaluation individuelle des salaires. Finalement le syndicat et la direction s'entendent sur la recommandation d'un arbitre touchant une augmentation de salaire mais écartant l'idée du système de classification. Les machinistes refusent l'accord et ce n'est que sous la menace du Président Wilson qu'ils rentrent au travail (Jacoby, 1985: 152-153).

Cette courte période de la guerre constitue donc un tournant important au niveau des positions que prendra désormais le mouvement syndical ainsi qu'un saut qualitatif majeur en ce qui concerne l'établissement des conditions nécessaires à la stabilisation d'un espace de travail interne à une entreprise et relativement protégé de la concurrence du marché externe. La victoire momentanée d'un mouvement conservateur du patronat, à la suite d'une contre-offensive menée pendant les années 1920, et l'effondrement dramatique du mouvement syndical pendant ces mêmes années, n'entamera que superficiellement cette trajectoire. Dans les faits, plus nuancée que l'hystérie anti-syndicale du "Plan américain" et de l'open shop soutenus par le National Association of Manufacturers, une minorité de grandes firmes, appuyée par la plus libérale American Management Association(5), propose un nouveau Welfare Work: voulant éviter un paternalisme trop évident, on y retrouve encore des programmes d'avantages sociaux et de participation aux profits, ainsi qu'une décentralisation de la gestion de la main-d'oeuvre vers les contremaîtres, mais l'on chapeaute le tout par un département du personnel -- souvent bidon -- et l'on tente, de façon systématique, de créer des syndicats d'entreprises (Jacoby, 1985: 180-192). Preuve du saut qualitatif réalisé pendant la guerre, cette minorité "libérale" adopte une politique de main-d'oeuvre de compromis, acceptant l'ancienneté lors des licenciements -- mais non lors de la réembauche -- et la mise en place d'un système de promotion, s'opposant catégoriquement, par contre, à l'idée de classification des emplois. Ce compromis reste rentable politiquement pour eux dans la mesure où cette politique constituait un obstacle à l'action collective des travailleurs et permettait de garder l'initiative face aux nombreux mouvements prônant l'État providence; il était également rentable économiquement puisqu'il avait une influence positive sur le turnover et sur les coûts de formation des travailleurs semi-qualifiés, acquise sur le tas, deux facteurs importants pour des entreprises ayant opté pour la production en série et dotées de pouvoir de monopole sur leur marché.

C'est pendant cette période, allant de la première guerre mondiale jusqu'en 1935, qu'émerge un ensemble de nouvelles règles et de normes gouvernant les relations à l'intérieur des groupes, ou de la communauté de travail, ainsi qu'avec les personnes de l'extérieur(6). Elles émergent d'abord dans ces grandes entreprises modernes où les pratiques du Welfare Work protègent les travailleurs de la concurrence du marché. Contrairement aux autres groupes sociaux dont les conventions d'identité se forment dans la défense individuelle d'un statut social, celle de cette communauté de travail se fonde sur une ressource particulière: la force du groupe, du collectif. Cette convention se renforce et s'élargit avec la cohérence du groupe et le passage réussi des différentes épreuves de la réalité, ou autrement dit, de la réussite économique de cette forme d'organisation. Graduellement le principe de l'ancienneté devient un bien commun pour la cohésion du collectif en tant que règle gouvernant les promotions, les licenciements et les réembauches. C'est une règle de justice face à l'arbitraire du contremaître. Mais lorsque, durement frappées par la grande dépression des années 1930, les grandes entreprises du Welfare Work commencent à violer les principes des ententes implicites qui les liaient aux travailleurs, remettent en vigueur les principes du drive system et augmentent les cadences, ces travailleurs, s'appuyant alors sur la grandeur du collectif, élaborent une dénonciation et une critique du monde existant qui prendra une envergure insoupçonnée.

Cette critique s'exprime d'abord dans un passage du local au général, c'est à dire par un appui massif au programme du New Deal qui traduit et exprime bien les principes du monde civique. Par la suite, devant l'offensive patronale visant à rendre inconstitutionnel la mise en place des nouveaux objets du monde civique, on assiste à un retour au local, la dénonciation s'exprimant alors à travers, et en s'appuyant sur, les conventions des communautés de travail. Les grandes grèves et occupations des années 1935-1937, qui frappent d'abord les entreprises leaders du Welfare Work puis s'élargissent à l'ensemble de ces industries, constituent un processus au cours duquel la critique des principes du monde domestique -- le despotisme des contremaîtres, le paternalisme des grandes entreprises, mais aussi les pratiques d'exclusion des syndicats de métier -- et des principes du monde marchand -- l'auto-régulation du marché extérieur -- se réalise par la valorisation des grandeurs du monde civique, exigeant la mise en forme, ou l'institutionnalisation, de nouvelles relations sociales qui déboucheront sur l'émergence du syndicalisme industriel et de la scission avec l'AFL où dominaient encore les syndicats de métier. La particularité du syndicalisme industriel aux États-Unis tient selon nous à ces communautés de travail construites à travers les marchés internes de travail des entreprises du Welfare Work, de ces groupes de base qui, par un effet mimétique, se répandront comme une traînée de poudre dans tous les lieux de travail, formant l'unité de base de l'organisation. L'institution syndicale devient alors l'instrument privilégié pour l'expression et le renforcement des règles conventionnelles du collectif. Cette incorporation des règles à l'intérieur de larges organisations nationales permettra d'abord de les uniformiser puis, éventuellement, de les concrétiser dans des normes minimales de travail ou dans des systèmes de relations de travail codifiées par la législation. Renonçant aux singularités qui divisent, la solidarité de ce puissant mouvement s'exprime dans la volonté générale, dans la parole -- voice -- d'où émane cette volonté générale, tournant définitivement le dos à la défection -- exit -- qu'exprimait depuis si longtemps le turnover, sorte de grève individualiste. Dans le cours de ce processus, un nouvel acteur s'impose: le représentant syndical, c'est à dire à chacun des niveaux où se fait entendre la volonté générale, le représentant légalement désigné par le collectif, autre acteur-clé pour la réalisation du futur compromis fordiste.

5. Un compromis civique-industriel

L'État fédéral de la période de l'entre-deux crises est un exemple typique de l'État libéral et d'une politique de laissez-faire, c'est à dire d'un interventionnisme guidé par les principes du monde marchand, désignant le marché comme l'institution centrale coordonnant les actions des personnes. S'il s'était engagé, lors de la guerre de sécession, dans une politique industrielle volontariste favorisant l'émergence d'une culture industrielle de standardisation de la production, la politique anti-trust qu'il poursuivit après la première grande dépression, même si elle voulait favoriser le respect des conditions de la libre concurrence, incita dans les faits à un mouvement sans précédent de fusion des entreprises conduisant à la Big Business et à la concurrence monopolistique. D'autre part, se voyant obligé d'intervenir, pendant la première guerre mondiale, dans des secteurs stratégiques de l'industrie de guerre afin de s'assurer la stabilité de ses approvisionnements, il produisit de façon non-intentionnelle des objets nouveaux sur lesquels s'appuyèrent les travailleurs pour créer de nouvelles conventions. Mais à aucun moment l'État ne se dota des instruments qui auraient permis l'émergence d'un acteur administratif ayant un rôle clé dans le processus de régulation politique, l'État demeurant dominé par "... un corps judiciaire et les partis politiques démocratiques" (Weir-Skocpol, 1983: 16), peu propice à la constitution d'un bien commun véritablement fondé sur la volonté générale. Par l'absence de cet acteur administratif, en principe apte à contrebalancer la possible appropriation du bien public par des intérêts particuliers exprimés par les partis politiques, apte également à exprimer dans la pratique de la gestion quotidienne les principes du bien commun, à se détacher des particularités des intérêts pour ne regarder que l'intérêt de la collectivité, l'État américain de cette époque reste donc ouvert au patronage des partis politiques. Et à plus forte raison dans une situation où les intérêts particuliers d'une majorité des citoyens -- les travailleurs -- n'y sont pas représentés pour compenser ceux des autres groupes sociaux.

En ce sens le New Deal représente l'entrée en scène d'un nouvel acteur politique. Alliance entre une minorité d'industriels plus progressistes, une nouvelle classe moyenne -- dont les ingénieurs libéraux de la Taylor Society et les réformistes pour une nouvelle législation du travail -- et des syndicalistes, Roosevelt obtiendra massivement le vote des travailleurs industriels. La persistance de la crise étant perçue comme la falsification des principes du laissez-faire du monde marchand, le New Deal mobilise des personnes de toutes les classes sociales autour des principes d'une nouvelle représentation du monde, c'est à dire d'un monde civique où les particularités et les égoïsmes s'effacent devant l'intérêt collectif. Pour dépasser l'épreuve de la réalité que constitue la crise, le premier New Deal cherche à établir un nouvel arrangement institutionnel constitué d'objets sur lesquels pourra s'appuyer le compromis civique-industriel en voie de formulation. Dans sa première mouture, il s'agit d'une politique d'offre: d'une part une politique de main-d'oeuvre visant la stabilisation de la main-d'oeuvre à travers l'établissement d'un salaire minimum et d'un plafond dans la durée du travail pour chacune des industries, incitant également à la coopération et à l'harmonie des relations de travail par la protection des organisations ouvrières et l'encouragement à la négociation collective (Jacoby, 1985: 223); d'autre part une politique industrielle prônant la coopération patronale en incitant au regroupement des entreprises dans des cartels (Dobbin, 1993: 9-19) pour réguler la production et les prix. L'idée du déficit des dépenses et de l'engagement dans des travaux publics afin de relancer l'économie ne fut d'abord que très marginale (Weir-Skocpol, 1983: 15).

Toutefois, l'arrangement institutionnel qui prit sa forme définitive seulement dans l'après-guerre, et que l'on appela malencontreusement de fordisme (Boyer-Orléan, 1991: 253, 264), fut le résultat d'une dynamique passablement différente. Car rapidement la fraction conservatrice du patronat rejette tout compromis et se lance dans une offensive féroce contre la nouvelle législation et l'intervention gouvernementale, tout en radicalisant son anti-syndicalisme en faisant appel à des milices patronales et en créant de nombreux syndicats jaunes. C'est à ce moment que, dans un large mouvement de dénonciation, les travailleurs s'appuient sur les nouveaux objets du monde civique, s'organisent en syndicats industriels et multiplient grèves et occupations d'usines, faisant basculer le rapport de force. Toutefois, bien que la réélection de Roosevelt en 1936 semble confirmer la volonté du changement, solidifiant avec le Wagner Act le processus de mise en forme de nouvelles relations de travail, réaffirmant le rôle social de l'État avec des mesures de sécurité sociale et un programme massif de dépenses en travaux publics, la chute dramatique de la production industrielle l'année suivante et la diminution de ses appuis au Congrès en 1938 souligne la faiblesse et la précarité des objets mis en place pour consolider ces nouvelles relations.

Ce sera, encore une fois, les impératifs de la situation de guerre et la forte légitimité qui pousseront l'État à intervenir et imposer un "compromis" ou une paix sociale. C'est pendant cette période que l'on vit se mettre en forme et se diffuser à l'ensemble de l'économie les principales innovations techniques et organisationnelles fondées sur les principes des mondes industriel et civique: avec les investissements massifs en capital spécifique, la standardisation et la production à la chaîne devinrent les caractéristiques dominantes du modèle d'organisation; les quatre années où se pratiqua la planification de la production de guerre marque une distinction nette entre les prérogatives patronales touchant la gestion de la production et l'espace de la gestion du personnel ouvert à la négociation collective qui écarte de façon définitive les pratiques du drive system; au niveau macro, pour éviter que ne se reproduisent les événements ayant suivi la première guerre -- c'est à dire la grave récession qui avait permis à un patronat agressif de remettre en question les fragiles arrangements apparus pendant la guerre -- le Congrès fut acquis au principe d'un keynésianisme monétaire apte à garantir la stabilisation des prix et de l'emploi, tout en soutenant la croissance; enfin, dépassant le cadre national, les accords de Bretton Woods établissaient un régime de relations internationales qui coordonnait les échanges économiques, consolidant ainsi les compromis et mode de régulation mis en place au niveau national. En ce sens, l'accord-type établit entre GM et l'UAW en 1948 institutionnalise définitivement les pratiques et conventions diffusées largement pendant la guerre -- et bien décrites à travers le concept de marché interne de travail de Doeringer-Piore (1985) -- auxquelles s'ajoutera l'innovation importante de lier les hausses salariales au taux de croissance de la productivité globale de la nation.

6. Conclusion

Pour résumer et conclure, on peut suggérer que le compromis civique-industriel, qui est plus généralement appelé le compromis providentialiste-fordiste, s'établit à un moment où les investissements massifs en capital spécifique permettent -- et exigent -- une réduction de l'incertitude marchande et où l'organisation industrielle atteint un niveau de complexité et une généralisation telle que les grandeurs industrielles -- efficacité, stabilité, expertise etc... -- dominent largement les conventions du monde réel de production; c'est toutefois du fait de leur incapacité à dépasser la nature concurrentielle des rapports économiques capitalistes que les solutions à ces incertitudes s'exprimeront dans un agencement d'instruments de stabilisation combinant la manifestation de la volonté générale du monde civique, représentée par l'organisation du syndicalisme industrielle et par un État providence, aux méthodes de standardisation et aux routines du monde industriel.

Cherchant à dépasser le faux dilemme individualisme/holisme qui détourne l'attention de la nécessaire construction d'une alternative paradigmatique au modèle dominant d'analyse économique, le présent texte n'a d'autre prétention que de souligner la richesse du programme de recherche conventionnaliste, et surtout de sa capacité à s'insérer dans une entreprise plus vaste réunissant une famille de programmes de recherche se reconnaissant dans un paradigme commun. Si la perspective compréhensive permet l'identification des pratiques, routines et conventions en émergence qui consolident ou transforment les règles ou institutions existantes, la perspective systémique permet au contraire de situer les événements locaux dans un ensemble plus vaste, par le biais des mécanismes régulatoires globaux (Favereau, 1995). La diversité des approches et la multidisciplinarité devraient représenter la force d'un paradigme, non un obstacle à sa réalisation.

Notes

1 Pour mener à bien ses recherches, l'auteur a bénificié des bourses du FCAR et du CRSH.

2 Ce texte a été écrit lors de la rédaction de mes questions de synthèse. Par la suite j'ai plutôt utilisé les innovations conceptuelles du programme de recherche néocorporatistes (les régimes de gouvernance) pour aborder la dimension institutionnelle (Bourque, 1998).

3 Ces programmes étaient fortement attachés aux valeurs familiales et religieuses, et les différentes activités sociales furent dès leur début offertes par l'entremise des YMCA, dont les projets étaient financés par ces mêmes entreprises.

4 Par exemple, dans l'aciérie de Carnegie-Illinois il y avait une classification de 15,000 niveaux salariaux différents! (Jacoby, 1985: 251).

5 Derrière laquelle il y avait la Special Conference Committee, groupe sélect de grandes entreprises fondé pour coordonner leurs relations de travail. On y retrouve les Standard Oil of New Jersey, Bethlehem Steel, Dupont, GM, GE, Goodyear, International Harvester, Irving National Bank, US Rubber et Westinghouse (Jacoby, 1985: 181).

6 Il s'agit donc de conventions telles que nous les avons définies ailleurs (Bourque, 1996: 20), c'est à dire d'un ensemble de pratiques produisant des uniformités et régularités dans l'activité, orientées d'après la représentation d'un ordre légitime garanti par convention, cette dernière ne possédant pas d'instances spéciales pour appliquer les contraintes, limitant la garantie à la réprobation des membres de la convention. Il ne s'agit pas, comme Piore le laisse entendre (1973: 378), de coutumes analogues aux lois coutumières du Moyen Âge; l'erreur de Piore est de ne pas percevoir la pluralité des conventions, ou "coutumes", et conséquemment de ne pas distinguer la diversité des principes qui les animent, les ramenant toutes aux principes du monde domestique.

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