Enquête sur le travail: Changer, partager, reconstruire?

Partager les emplois ne suffit pas,
il faut en inventer d'autres

Par Alain Lipietz

(Alain Lipietz est économiste, directeur de recherche au CNRS. Dernier ouvrage paru: Çla Société en sablier.
Le partage du travail contre la déchirure socialeè. La Découverte, 1996.)
Le 4/4/97



Il serait naïf de croire qu'avec le chômage disparaîtraient le racisme et le Front national. Pourtant, les syndicalistes, interrogés sur la relative passivité des couches populaires face à la loi Debré, sont unanimes: ÇLe premier souci des salariés, c'est l'emploi... Les intellectuels ont abandonné le monde du travailè (Libération du 25 février).

C'est un peu injuste. Le triomphe du livre de Viviane Forrester, les succès des Castel, Caillé, Eme et Laville, Perret, Roustang, et de tant d'autres, révèlent une nouvelle génération de travaux qui ont su trouver leur public. Mais, tandis qu'on débattait de la ÇRépubliqueè, de l'Çidentitéè, du Çlien socialè aux pages Société des grands médias, les pages Economie étaient abonnées à Çla seule politique possibleè (libéralisme + flexibilité)... qui avait délité ce lien social et précipité Çle peupleè dans la désespérance.

La fin du travail?

Et que disent ces livres? D'abord ceci: vous n'êtes pas des nuls, des archéos, des inadaptés, si vous ou vos proches vous trouvez au chômage. Tel est le message essentiel de Viviane Forrester. La faute est à ceux-là qui ont fait de l'horreur économique un vaste casino pour leurs plus grands profits. Déculpabilisateur, ce réquisitoire n'échappe pourtant pas à un autre piège: à peindre avec tant de force les causes de notre malheur, il finit par théoriser le désespoir. Derrière la dénonciation salutaire, une idéologie dangereuse: celle de la Fin du travail.

Affirmation que Jeremy Rifkin (La Découverte, 1996) pense étayer par une avalanche d'exemples. L'automation engendrerait tant de gains de productivité que le travail serait appelé à s'éteindre dans les prochaines années...

Cette thèse est fausse de bout en bout. La plupart des emplois actuels sont Çrelationnelsè, à l'abri de l'automation et même de la mondialisation. Globalement, les gains de productivité ont été divisés par deux depuis les ÇTrente Glorieusesè, les années de l'après-guerre. De fait, on n'a jamais autant créé d'emplois salariés, aux Etats-Unis et dans le monde. Seulement, voilà: ce sont des emplois de rien du tout, mal payés, sans statut, sans dignité. Dégrader le travail pour rétablir la profitabilité: ce qui n'a pas échappé à Forrester, et que manque complètement Rifkin.

Deuxième variante, plus subtile: le Travail, une valeur en voie de disparition, de Dominique Méda (Aubier, 1995). C'est le rôle messianique, intégrateur du travail, qui est ici visé: salubre décapage. Et Dominique Méda d'en appeler très justement à un Çpartage du travail, des revenus, des statuts et des protectionsè. Elle néglige malheureusement un terme: la dignité du travail. La satisfaction de Çfaire quelque choseè dans son travail serait-elle naturellement réservée aux seuls intellectuel(le)s?

Troisième variante: l'Emploi, c'est fini, vive l'activité, selon Michel Godet (Fixot, 1994) et le rapport Boissonnat (le Travail dans 20 ans, Odile Jacob, 1995). On reconnaît qu'il faudra toujours Çs'activerè, mais renoncer à en tirer la moindre sécurité. Au mieux assurera-t-on un revenu de substitution entre stages et boulots précaires... Vision Çadaptatrice-réalisteè, mais qui ne peut que nourrir une nouvelle poussée du Front national!

Une place au travail, le travail à sa place.

Sortir de la désespérance exige trois conditions: assurer à chacun un revenu, garantir statut et reconnaissance sociale, pour une activité digne, voire valorisante. Dans les années 60-70, il semblait que le travail salarié, encadré par un Etat-providence redistributeur, nous mènerait un jour à ce havre. Gauchistes et écologistes n'en contestaient que les effets pervers (travail en miettes, pollutions...).

La crise est venue. L'automation n'a pas tenu ses promesses productives, la mondialisation a ôté à l'Etat ses capacités redistributrices. Le libéralisme s'est engouffré dans la brèche, la Çlepénisation des espritsè accompagnant en bas le Çtriomphe des années-fricè de la société en sablier.

Recoudre cette société déchirée implique à coup sûr de domestiquer la Çmondialisationè, et ce sera l'enjeu d'un nouveau Maastricht, réparant le désastre du premier. Mais il faut le dire avec force: on peut agir pour résoudre la crise du travail, ici et maintenant, sans attendre un accord européen ou planétaire.

D'abord et avant tout: partager le travail. Négociation? Législation? Incitation? Par tous les bouts à la fois. Car l'urgence est là. Réduire de 10 % le temps de travail, c'est réduire de moitié le taux de chômage. Une loi-cadre pour les 35 heures tout de suite, les 32 heures, quelques années plus tard (et par incitation, le plus vite possible). Et cela, sans compromettre la compétitivité et la capacité d'embaucher des entreprises, donc avec un partage des revenus. Les Çgagnants des années 80è (revenus financiers et hauts salaires) n'échapperont pas à une compression de l'échelle des revenus. Il faut un débat très clair avec les classes moyennes supérieures (les Çcadresè): que voulez-vous? Plus de fric sur votre compte en banque... ou des emplois pour vos enfants, dans une société pacifiée?

Resteraient quand même des millions de chômeurs. On peut encore accélérer le partage du travail, mais le partage des revenus sera un frein. Il faut donc ouvrir un autre chantier: la création d'un nouveau secteur (ni public ni privé), avec de vrais statuts, subventionné par le coût du chômage éliminé. Comment l'empêcher d'évincer des emplois dans les deux autres secteurs? En délimitant sa vocation: ce qui aujourd'hui ne se fait pas, ou pas assez, ou au noir, ou dans la face cachée de l'économie Çdomestiqueè. En gros: les emplois de proximité, l'aide aux personnes dépendantes, l'écologie urbaine et rurale. Les régies de quartier, les associations intermédiaires sont les embryons, encore informes, de cette Çéconomie solidaireè.

Mais soyons réalistes: à l'horizon de cinq ans, même en appliquant ce programme, même avec une Çrelance soutenable européenneè, même en choisissant des techniques plus respectueuses de l'environnement et riches en emplois, il restera encore des chômeurs. Il faut donc Çaccepter d'autres moyens de distribution du revenu que le seul travailè (D. Méda). Sans aller jusqu'à instituer l'allocation universelle, au moins étendre le bénéfice du RMI à ces nouveaux Petit Poucet que sont les jeunes de 18-25 ans issus de familles pauvres. Et les encourager à compléter ce revenu dans des systèmes d'échanges locaux.

La dernière chance?

Ces trois stratégies complémentaires (partager massivement et rapidement le travail, promouvoir le tiers secteur, garantir un revenu à tous) font aujourd'hui consensus chez les économistes et sociologues de l'ÇAppel européen pour une citoyenneté et une économie plurielleè. Elles sont le socle de l'accord Verts-PS pour les élections de 1998. Elles sont hélas! bien sûr éclipsées par les commentaires sur le partage de circonscriptions!

Et pourtant... le compte à rebours est commencé. Les mouvements des services publics en 1995, ceux des conducteurs de camions et de bus de 1996 portaient tous l'exigence de la réduction du temps de travail (sur la vie ou sur la semaine). La mobilisation est là, mais un Çmai 68è est improbable: les élections sont trop proches. Elles seront la dernière chance, par une alternative démocratique, de résoudre la crise du travail, et par là du lien social. Un scénario Ç36è (victoire des forces progressistes, plus mobilisation populaire) est le scénario du souhaitable. L'autre scénario... c'est la victoire d'une droite molle sur une gauche sans ambition, ou pis, d'une gauche trahissant à nouveau ses engagements. Alors? Ce serait à coup sûr des Vitrolles par dizaines en 2001, puis... Mais le pire n'est jamais sûr.



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